Les colloques internationaux de la FSGT : un point de rencontre entre l’Est et l’Ouest ? (1968-1983)

Photographie du premier colloque internationale de la FSGT à l’INS, 1968. Source : Archives ANMT, 2009 015 290
Par Andreas Coste
Dans le contexte de la guerre froide, le sport et ses événements internationaux jouent un rôle politique et diplomatique non négligeable : les performances sportives renvoient à la supériorité d’un système socio-politique. Les États, en premier lieu l’Union soviétique et les États-Unis, mobilisent alors des outils scientifiques pour favoriser l’émergence de grands champions. L’affrontement se joue aussi dans les valeurs et les formes de pratiques promues : l’accès à tous à la pratique de loisirs ou à une éducation physique constitue également un champ d’opposition. C’est pour ces raisons que les dirigeants sportifs et politiques entament des réflexions sur le sport de haut-niveau, mais aussi sur l’école ou les loisirs[1]. Dans ce cadre, la psychologie du sport se développe considérablement. Les régimes communistes sont parmi les précurseurs, car dès les JO de 1956 et 1960, des psychologues soviétiques accompagnent des sportifs lors des épreuves. A l’échelle internationale, des sociétés savantes se développent à partir des années 1960 : l’International society of sport psychology (1965) et la Fédération européenne de psychologie des sports et des activités corporelles (1969) sont créées. Enfin, en 1970, un premier journal scientifique, International Journal of Psychology of Sport, permet d’accroître le nombre de publications. Ce développement de la discipline débouche aussi sur l’augmentation des échanges Est-Ouest.
Si les congrès et les meetings scientifiques sont des occasions d’échanges entre les scientifiques soviétiques et occidentaux, les fédérations travaillistes vont également favoriser ces rencontres. La Fédération Gymnique et Sportive du Travail (FGST) en France organise quatre colloques internationaux (1968, 1975, 1979, 1983) en y invitant des personnalités dirigeantes et des chercheurs soviétiques afin de discuter du sport et de ses enjeux. Nous essaierons de comprendre quels sont les objectifs des chercheurs soviétiques dans leur intervention, et inversement, dans quelle mesure les membres de la FSGT réutilisent les savoirs soviétiques pour leur propre compte. Officiellement indépendante du PCF, la fédération omnisport joue néanmoins un rôle de relais du programme communiste dans le monde sportif. Elle promeut aussi le sport soviétique et celui des pays d’Europe de l’Est à travers des rencontres sportives et des publications d’ouvrages[2].
Des échanges internationaux entre science et militantisme
La première conférence internationale de la FSGT succède aux JO d’hiver de Grenoble, et aux JO d’été de Mexico, tous deux en 1968. Le thème du colloque, « Sport et développement social au XXe siècle », est générique et consensuel. Les différents intervenants ne mentionnent pas les mouvements sociaux particulièrement importants en 1968, et le titre du colloque ne contient pas de marqueur politique direct. Cependant, les thématiques traitées – le sport et l’enfant, le sport et le haut-niveau – rejoignent les principaux enjeux qui sous-tendent l’activité physique et sportive de cette période : d’une part, la constitution d’une élite sportive dans l’optique des compétitions internationales et d’autre part, les problématiques autour de l’enseignement (didactique, pédagogie) de l’éducation physique pour un public plus large. Enfin, les références militantes ne sont pas entièrement effacées, puisque la conférence est réalisée à l’occasion du 60ème anniversaire du sport travailliste français. Si la forme de l’événement n’est pas explicitement politique, le contenu des séminaires est plus fidèle à l’orientation de la FSGT à cette période. En effet, les organisateurs, qui souhaitent développer une approche interdisciplinaire, invitent 60 intervenants étrangers essentiellement issus du bloc de l’Est. Entre autres, le psychologue roumain M. Epuran et le professeur soviétique D. Ionov issu de l’Institut Lesgaft, sont présents en tant qu’intervenants. Ils abordent le rapport entre la science et la pratique physique, et soulignent la légitimité de la science à traiter des questions sportives. Mais la conférence, qui laisse une grande place à la science issue des régimes communistes, entend aussi faire participer des chercheurs de l’Ouest afin de s’assurer une légitimité académique. Ainsi, 60 intervenants français, dont 20 membres de la FSGT, sont invités. Le psychologue français Edgar Thill est présent. Les auditeurs du colloque sont principalement des militants de la fédération travailliste : si tous ont la possibilité de s’y rendre, 500 membres, principalement des cadres intermédiaires issu du niveau départemental ou régional, sont invités.
Dans le rapport d’ouverture et les conclusions d’Yvon Adam, responsable de l’association France-URSS et auteur de plusieurs ouvrages sur le sport soviétique[3], il est souligné que ce colloque répond « à l’invitation du Manifeste sur le Sport du CIEPS (Conseil international pour l’éducation physique et la science du sport) et de l’UNESCO qui appelait à agir pour la démocratisation du sport »[4]. Le patronage de l’UNESCO pour l’événement montre une volonté d’ouvrir le colloque au-delà des cercles militants, mais il s’inscrit également dans la politique d’influence de l’URSS au sein de cette institution[5]. Yvon Adam met également en avant que les séminaires permettent un « très large échange de vue, à une vaste confrontation d’expériences »[6], ce qui indique la volonté de ne pas paraître comme un colloque partisan et militant en faveur de l’URSS. Il est également intéressant de souligner les objectifs directs de la fédération, qui ne sont pas exactement ceux des intervenants soviétiques. Pour les membres de la FSGT, il s’agit de montrer le rayonnement de la fédération :
« le colloque à une signification internationale qui doit avoir des prolongements au plan international, au plan national et au plan de la FSGT […]. Les présents proposent que la FSGT apparaisse effectivement non seulement par la présentation du rapport d’ouverture […] mais également par la préparation d’intervention particulière dans ces commissions de travail. »[7]
Les deux colloques suivants, en mai 1975 et en mai 1979, marquent des évolutions. Les titres, « Sport et progrès de l’Homme », « Vers l’homme physiquement actif de l’an 2000 », ne contiennent pas plus de marqueurs politiques que le premier. Mais les contenus et les objectifs se diversifient. Le colloque de mai 1975 se veut être un point de rencontre entre le sport, la science et l’idéologie[8], destiné avant tout aux entraineurs et aux pédagogues, mais aussi à des dirigeants de la FSGT, à des syndicalistes et à des sportifs. Il comprend trente-neuf communications, avec des réunions prenant différentes formes : tables rondes, échanges interdisciplinaires, confrontation entre praticiens et scientifiques. Le patronage de l’UNESCO, mais aussi du CNOSF et de la Société française de psychologie du sport, indique un degré d’ouverture plus important. Si le colloque de mai 1979 se distingue par son contexte – il se déroule 1 an avant les premiers JO en terre « socialiste », les JO de Moscou de 1980 – sa configuration est plus ou moins similaire au précédent. Son président est également celui de la FSGT : R. Gattégno en 1975, puis R. Moustard en 1979, tous les deux membres du PCF. Les thématiques se déclinent toujours dans une perspective interdisciplinaire. Cependant, lors du troisième colloque, nous pouvons constater que moins d’étrangers issus des régimes « communistes » sont présents. Il y a par contre un grand nombre d’étudiants et d’enseignants en EPS. Cette évolution est causée à notre avis par un double processus : d’abord, la volonté de se rapprocher du mouvement olympique afin de favoriser la participation de la délégation française aux JO de Moscou, dans le cadre des tentatives de boycott ; ensuite, la FSGT développe un discours plus critique vis-à-vis du modèle soviétique au cours des années 1970.
Toutefois, ces événements conservent un lien avec le mouvement communiste. Le syndicat des enseignants d’EPS, le SNEP, alors sous influence communiste, et la FSGT participent activement à l’organisation et au déroulement des séminaires. Si Georges Rioux, l’un des fondateurs de la psychologie du sport en France, intervient sur la technique dans la pratique des sports collectifs, nous pouvons noter une nouvelle fois la présence de membres soviétiques de la FEPSAC[9]. Le colloque de 1975 fête aussi le 40ème anniversaire de l’existence de la FSGT. Ces éléments contribuent au caractère ambivalent de ces rencontres, au carrefour entre le monde militant et académique. De même, les conséquences de ces deux colloques ne sont guère plus importantes que celles du premier. A ce sujet, le journal Le monde publie un article révélateur de l’audience relative des colloques de la FSGT :
« On ne peut que louer la F.S.G.T. de situer la discussion à ce niveau, même si le thème choisi laisse encore indifférents les milieux sportifs français. La psychologie, nous le savons, reste tenue en suspicion par bien des entraîneurs et des responsables de fédération, qui y voient soit une intrusion de l’Université dans un domaine qui ne lui appartient pas, soit un moyen de manipulation sournois. Le fait qu’il n’existe en France qu’une poignée d’universitaires pour s’intéresser à la question les conforte dans leur première impression »[10]
En effet, la FSGT demeure marginale dans le monde du sport et les colloques touchent surtout les enseignants d’EPS proche du milieu communiste. Cette dynamique se modifiera quelque peu dans les années 1980, puisque les communistes rentrent au gouvernement au côté du Parti socialiste, et que la fédération travailliste soutient une partie des mesures mise en œuvre par celui-ci. C’est dans ce contexte que le quatrième et dernier colloque, « Pour un sport ouvert sur la vie », du 11 au 14 mai 1983, est organisé. Bien que le tournant de la rigueur ait déjà été amorcé, les organisateurs mentionnent que le « colloque s’insère dans l’effort national engagé pour construire une politique nouvelle en faveur des APS »[11]. Nous pouvons noter la présence de la ministre socialiste, Edwige Avice[12]. En parallèle, les liens avec l’URSS sont de plus en plus distendus. La suppression de la traduction en russe, et la programmation d’un spectacle gymnique de haut-niveau « avant les JO de Los Angeles »[13] témoigne d’un éloignement de la FSGT vis-à-vis du bloc de l’Est. Effectivement, les soviétiques décident de ne pas s’y rendre. Néanmoins, le lien avec les régimes communistes n’est jamais complètement rompu. Nous pouvons signaler la participation du tchèque Miroslav Vanek, qui a assisté à tous les colloques internationaux de la FSGT, et la participation de Frantisek Sykora, membre du CIEPS en Tchèquoslovaquie. Le russe B.G. Fadeyev présente lui un séminaire sur le travail des activités sportives de « masses » en URSS.
Une simple courroie de transmission pour la « science du sport » soviétique ?
Les colloques de la FSGT peuvent être considérés comme un point d’entrée et de diffusion de la « science du sport » soviétique en France. Cette courroie de transmission allant de l’Est à l’Ouest n’agit pas de manière mécanique. D’abord, nous pouvons constater une marge de manœuvre plus grande de la FSGT au fur et à mesure de l’organisation des colloques. De plus, ces rencontres interviennent dans une période où la psychologie du sport en est à ses débuts – à l’Est comme à l’Ouest – et qu’elle n’a pas encore gagné sa légitimité scientifique. Des deux côtés du « rideau de fer », il s’agit donc de légitimer une discipline qui ne l’est pas encore complètement, ni du point de vue des sportifs, ni au sein de l’université. Cependant, les méthodes mises en place par les Soviétiques se distinguent par une forte influence de la psychologie appliquée, avec une approche plus globale et pluridisciplinaire de la pratique sportive – intégrant le sport de haut-niveau, la pratique physique de masse, et les activités touristiques. Néanmoins, l’intervention de nombreux chercheurs issus de l’Europe de l’Est (Pologne, Roumanie, Tchèquoslovaquie,etc.) dans le domaine du sport nous montre aussi qu’il ne s’agit pas d’un bloc homogène. Les disciplines, les sujets, et les angles de recherches varient et les références à la « science du sport » soviétique ne se font pas avec la même insistance chez tous les intervenants. Ils agissent aussi dans le cadre de la promotion de leur propre recherche.
L’influence de ces chercheurs dans les colloques de la FSGT a contribué à la formation d’un réseau de militants communistes qui aura une influence certaine sur le mouvement syndical des enseignants d’EPS : ce courant sera majoritaire au SNEP de 1969 à 1997. La conception culturiste, dont se réclamait ce courant, est encore majoritaire aujourd’hui, dans ce qui est le principal syndicat des enseignant d’EPS. Mais au-delà du cercle de la FSGT et du mouvement syndical, l’influence soviétique reste très confidentielle. En effet, cette situation s’explique par le fait que la stratégie d’influence culturelle et scientifique de l’URSS diverge des intérêts propres des cadres de la FSGT. Les chercheurs soviétiques ont pour objectif de montrer la supériorité du modèle « socialiste » par l’intermédiaire de la « science du sport ». Mais ceux qui assistent aux séminaires, principalement des cadres de la FSGT, mais aussi des étudiants et des enseignants d’EPS, désirent avant tout disposer d’une formation pour pouvoir animer des séances d’activité physique et sportive. Ces derniers font donc de ces formations un usage interne. De plus, le Conseil Pédagogique et Scientifique de la FSGT utilise d’autres références que celle des chercheurs soviétiques, ce qui contribue à former un certain éclectisme. Il existe donc un décalage entre la diffusion de la psychologie soviétique, et sa réception au sein de la fédération. Si l’usage des outils scientifiques transmis pendant les colloques internationaux ne sont pas les mêmes en fonction des différents acteurs, ces séminaires demeurent un point de rencontre inattendu entre les psychologues soviétiques et le monde sportif français.
Bibliographie générale
Attali, M. (2003). Syndicalisme et pédagogie. Une définition de l’éducation physique au service de l’enseignant (1945-1981). Staps, 2(2), 111-126. https://doi.org/10.3917/sta.061.0111
Bourdieu P. (2002). Les conditions sociales de la circulation internationale des idées. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145, La circulation internationale des idées. pp. 3-8.
Dufraisse, S. (2016). Démontrer la puissance et parfaire les esprits: Pratiques et objectifs des délégations sportives soviétiques à l’étranger, 1952-fin des années 1960. Les Cahiers Sirice, 2(2), 35-45. https://doi.org/10.3917/lcsi.016.0035.
Kott, S. (2011). Par-delà la guerre froide: Les organisations internationales et les circulations Est-Ouest (1947-1973). Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1(1), 142-154. https://doi.org/10.3917/vin.109.0142.
Martinache, I. (2020). Le Parti communiste français et le sport. La Pensée, 1(1), 34-46. https://doi.org/10.3917/lp.401.0034.
Martinache, I. (2019). Simples passeurs ou créateurs ? Les dirigeants du sport communiste français face au modèle sportif de l’Est (1923-1991). Staps, 3(3), 15-30. https://doi.org/10.3917/sta.125.0015
Maurel, C. (2020). Tensions à l’Unesco autour du centenaire de Lénine. Les enjeux d’une commémoration (1970). Relations internationales, 2(2), 61-79. https://doi.org/10.3917/ri.182.0061.
[1]En France, Un Essai de doctrine du sport est adopté par le haut comité des sports en 1964. L’une des dix sous-commissions étudie « l’influence du sport sur les plans psychologiques, caractériel, moral, intellectuel, culturel et social ; ses bienfaits et ses dangers (président : M. Comte-Offenbach, député de la Seine) ».
[2] Par exemple : M. Vanek & B.J Cratty, (1972), Psychologie sportive et compétition ; Sport et développement humain, 1975 ; Sport et progrès de l’homme, 1976 ; Yvon Adam, « La voie universelle de la haute performance », L’Équipe, 26 août 1981.
[3]Notamment, Le sport dans la vie des soviétiques, (1979).
[4]Archives ANMT, 2009 15 289, 1er colloque sur le thème Sport et développement social au XXe siècle. Recommandation finale d’Yvon Adam (1968).
[5]Maurel, C. (2020). Tensions à l’Unesco autour du centenaire de Lénine. Les enjeux d’une commémoration (1970). Relations internationales, 2(2), 61-79. https://doi.org/10.3917/ri.182.0061. (note de bas de page à revoir, titre de l’article entre guillemet, titre de la revue en italique.
[6]Ibid.
[7]Archives ANMT, 2009 15 289, 1er colloque sur le thème Sport et développement social au XXe siècle. Réunion du 18 janvier 1968. Compte-rendu destiné aux membres du comité directeur, page 1, (1968).
[8]Archives ANMT, 2009 15 290, 2e colloque sur le thème Sport et progrès de l’homme. Bulletin d’information n°1, page 8, (1975).
[9]Miroslav Vanek intervient sur le sport de haute-performance et le perfectionnement de l’Homme, E. Guenova (nationalité) sur le temps de concentration de l’attention chez les élèves avant une réaction motrice simple ou complexe, et le polonais V. Nawrocka, sur le rôle du sport dans la formation de la personnalité dans le processus de socialisation.
[10]https://www.lemonde.fr/archives/article/1974/05/25/psychologie-et-competition_2523316_1819218.html, publié le 25 mai 1974. Article de François Simon rédigé à l’occasion d’une conférence à la Sorbonne, conférence préparatoire à l’événement de Mai 1975.
[11]Archives ANMT, 2009 15 292, 4e colloque sur le thème Pour un sport ouvert sur la vie. Bulletin d’information n°2, page 3 (décembre 1982).
[12]De 1981 à 1984, Edwige Avice est ministre déléguée au Temps libre, à la jeunesse et aux Sports.
[13]Archives ANMT, 2009 15 292, 4e colloque sur le thème Pour un sport ouvert sur la vie. Bulletin d’information n°2, page 10 (décembre 1982).